J'ai toujours aimé regarder les passants, aux terrasses des cafés ou depuis un balcon. Ici, c'est dans les salles d'attente des gares que je regarde les gens passer : il y fait chaud et l'on y reste tout le temps que l'on veut. J'imagine les raisons et destinations de ces passagers, tous plus ou moins pressés.


L'horloge de la gare indique 19h25, il est temps que je me dirige vers le bon quai. Je trouve le wagon n°9 et ses passagers qui attendent devant. Quelques minutes plus tard, la provonitsa en sort et débute les contrôles. À l'intérieur, je cherche la place n°50, une couchette couloir en hauteur. Le choix n'était pas grand au moment de la réservation, il faut bien essayer. Après avoir hissé mes affaires tout en haut, dans les porte-bagages, je m'installe à la table qui deviendra la couchette de ma voisine du dessous. Elle arrive justement. Cette mamie range ses petites affaires, tout en bougonnant. Elle finit par me regarder, je lui dis que je ne comprends pas le russe : я не панимаю по-русски. Elle continue de me parler en russe, mais beaucoup plus fort, au cas où je comprenne mieux. Je lui raconte que je voyage, que je vais jusqu'à Vladivostok. Elle commence à paniquer, pensant que je me suis trompée de train. Je la rassure comme je peux avec mon vocabulaire d'une vingtaine de mots : "aujourd'hui", "Iekaterinbourg", "après", "Vladivostok". Le tout en traçant de mon doigt le trajet du Transsibérien.

Quelques minutes passent et elle me demande de m'asseoir ailleurs pour qu'elle puisse déplier son lit. Super. Il est 19h59, le train n'est même pas parti et je suis déjà sommée d'aller m'allonger sur ma couchette.



Веня (Vienia), Саша (Sacha) et Юра (Ioura), les trois gars d'à côté, me font gentiment une place. Je commence à sortir mon pique-nique sur mes genoux et ils me laissent immédiatement une place à table. 

Веня me propose du boudin blanc, "курица". C'est la jeune du dessus qui me traduit ça : "chicken". Oh, bien. Je ne me vois pas refuser. J'accepte donc. Il me propose ensuite du thé. Ça, j'ai ! Ils sont amusés par mon mug pliable, je leur en fais la démonstration.

Mon repas terminé, je ne m'éternise pas à table, je vois qu'elle est remplie de nourriture et imagine qu'ils ont besoin que je leur laisse la place. Je comprends ensuite qu'ils vont jusqu'à Сургут (Sourgout), soit presque deux jours de train. La quantité de nourriture correspond au temps qu'ils vont passer à bord. Je crois saisir qu'ils se rendent là-bas pour travailler, à 3000 km de chez eux. Ils ne paraissent pas embêtés pas la situation. Au contraire, je crois qu'ils aiment leur travail. Les mots nous manquaient pour parvenir à se comprendre sur ce sujet.


Веня essaye alors de me dire quelque chose, presque en chuchotant, d'un air rieur. Il fouille dans son sac, sort une tasse, y verse un peu de vodka, et m'en propose. À peine ai-je terminé qu'il me tend une tranche de salami sur du pain. On fait comme ça ici. Un shot de vodka, un закуски (zakouski). À la deuxième tournée, Юра me propose une tomate cerise. Ça aide à faire passer les degrés d'alcool.

La mamie est invitée à boire avec nous, mais elle reste sur sa couchette, à surveiller le couloir d'un air méfiant. Je comprends que l'alcool est interdit à bord. Au passage de la provonitsa et de deux agents de sécurité, Веня a déjà caché sa bouteille, comme un enfant.

Il me montre une photo de sa fille. J'apprends à dire "très belle" : "очень красивая". Юра fait de même, je répète "очень красивая". Ils ont l'air très fiers !

Puis, je m'éclipse pour rejoindre ma couchette et grignoter mon traditionnel morceau de chocolat. De là, je regarde avec amusement Веня resservir une tournée de vodka. Il m'en propose, je refuse poliment.



Les lumières baissent. Je me glisse dans les draps en lançant dans mes oreilles l'entrevue Thinkerview d'Alain Damasio, bouchons d'oreilles accessibles. J'aperçois l'extérieur, j'attends la neige. Il parait que Iekaterinbourg en est recouverte !

22h30. Les passagers qui rentrent lorsque le train s'arrête sont en chapka et manteau, et dans mes draps, j'ai trop chaud. Pourtant, je sens que je m'endors doucement et remplace les écouteurs par les bouchons d'oreilles.


Plus tard, des bruits d'efforts me réveillent. C'est Веня qui aide un nouveau passager à ranger son énorme sac tout en haut. Tout est calme, seule la grand-mère ronflotte. Je me rendors.

8h17. J'ouvre un œil. Juste le temps d'apercevoir la neige à travers la vitre. Je me demande si on a déjà changé d'heure.

Quand je me réveille une heure plus tard, c'est ma montre qui me donne la réponse. Elle a une heure de décalage avec mon téléphone.



Le train marque un arrêt en gare. Certains passagers sortent un peu. Pour d'autres, c'est le moment de sortir de la nourriture. Les odeurs commencent à embaumer le wagon.

Mon téléphone indique 10h30. Mince, on est peut-être déjà à Iekaterinbourg. L'heure d'arrivée était 10h22, heure de Moscou. Ah ! Mais ma montre indique 8h30, et je ne l'ai pas changée. Elle est toujours à l'heure de Moscou. Je vais m'y fier.

Je descends de ma couchette, et voit l'horloge en bout de couloir indiquant l'heure de Moscou, qui me confirme qu'il me reste encore deux heures à bord.

En me rendant aux toilettes pour me débarbouiller le visage, je traverse le wagon et ses tables recouvertes de nourriture. Sur l'une d'elles, un poulet entier ! Quelques un.e.s dorment encore pendant que d'autres commencent la journée de la meilleure des façons.


En revenant, j'ai à peine le temps de demander à m'asseoir qu'on me propose une place en face de la table. Je prends tranquillement mon petit-déjeuner en regardant défiler les bouleaux.

Puis je me déplace en bout de couchette, où Веня me fait une petit place. Il vient de me faire comprendre qu'il voudrait se rallonger un peu.

À côté, la mamie est maintenant assise sur sa couchette. Elle a installé une petite nappe sur ses genoux et mange une cuisse de poulet.

Le voisin arrivé pendant la nuit est rejoint par un ami, il discute sur la couchette en face de moi.

Dehors, le paysage enneigé n'est plus plat. Je cherche un indice qui marquerait qu'on se trouve désormais en Asie. Un monument, des montagnes. Je ne trouve pas.


La mamie grignote des graines de tournesol. Elle m'en propose, naturellement.

Mais nous arrivons. Il est l'heure pour moi de descendre du train et de quitter cette petite vie à six, rythmée de moments d'entraide, de partage et de bavardages.