La journée commence tranquillement, je prends le temps avant de quitter le cocon surchauffé de mon auberge de jeunesse. Les températures atteignent les -30°C ces jours-ci à Oulan-Oudé et les déplacements à l'extérieur sont à calculer. On ne flâne pas dehors, on se déplace. Aujourd'hui, j'ai des courses à faire. D'abord pour le Nouvel An. Je suis invitée dans la famille d'Artiom, que j'avais rencontré à Saint-Pétersbourg, et j'aimerais y apporter quelques petites choses de fête. Le Champagne, j'ai vite laissé tomber. À 98€ la bouteille de Moët et Chandon, je me suis rabattue sur un petit pétillant italien tout bio, pour moins de 1000 roubles. Quelques chocolats et un fouet catalan. Je suis contente de ce que j'ai trouvé.

Ensuite, je dois faire des courses pour moi, pour le train. 3 jours de train, ce n'est pas rien. Et je veux m'imposer une certaine discipline dans les repas à bord, sinon je sais que je peux grignoter sans m'arrêter. C'est ce qui arrive quand je n'ai pas grand chose à faire. Kacha (porridge) et banane pour le petit-déjeuner, nouilles chinoises pour le déjeuner, barre de céréales, pomme et chocolat chaud pour le goûter et enfin soupe pour le dîner. 


Je me rends ensuite dans un café typique, où l'on sert des бузы (bouzy, gros ravioli bouriate) et du морс (morsse, boisson aux baies rouges). Nourriture typique de Bouriatie, que je ne vais pas retrouver de si tôt !



Puis il est temps de rejoindre la gare. Sur les quelques centaines de mètres que je parcours, je sens bien le poids des courses sur mon dos. Le panneau d'affichage du hall de gare annonce un retard pour mon train, d'environ une demi heure. Je m'installe sur un banc à l’abri des courants d'air et j'en profite pour mettre à jour le blog. Cela prend du temps, et ça tombe bien, le retard ne fait qu'augmenter. Ce train doit me faire arriver à Vladivostok dans l'après-midi du 31 décembre. Et lorsque l'on annonce 3h de retard, je me dis "mince, je vais être en retard à ma soirée dans 3 jours !". Je trouve ça drôle. Artiom me rassure et me dit qu'en Russie, on fête le Nouvel An pendant une semaine entière. J'échange quelques mots avec ma voisine, une jeune danseuse. Elle attend le train pour Tchita, en retard aussi. Elle me traduit les annonces orales au fur et à mesure. On atteint finalement les 4h50 de retard et je commence doucement à m'impatienter. J'ai hâte de m'installer dans ma maison mouvante des 3 prochains jours !

Soudain, des applaudissements de toute la gare, désormais bondée, font suite à une annonce. Le train Moscou-Pékin arrive en gare, avec 6h de retard.

Quelques minutes après, les mêmes applaudissements pour l'arrivée du train n°48, le mien !



Je suis le mouvement des voyageurs et me retrouve sur le quai lorsque le train fait son entrée en gare. Un fois les premiers wagons passés, je sais que le mien, le n°19, sera en bout de convoi. Je ne perds pas de temps, l'arrêt ne sera pas long. 

Couchette n°31. À peine assise, je décroche mon téléphone pour répondre à mon père et régler un point technique concernant la suite du voyage. Je parle français et je suis démasquée, dévisagée par la femme et le jeune garçon assis en face de moi.

Il faudra ensuite peu de temps pour que nous commencions à faire connaissance. Elle voyage avec son petit-fils et ils se rendent chez sa fille, quelques centaines de kilomètres après Tchita. 5 jours de voyage. Rapidement, le couple d'étudiants assis à côté entre dans la conversation, lui, sera d'une grande aide pour la traduction anglaise. On parle du salaire des profs, de service militaire et de frais d'université.

Ils sont intéressés par mon voyage, par ce qui me plait en Russie, par ce que j'ai visité, ce que j'ai mangé. La grand-mère, qui n'en a pas l'air d'ailleurs, nous apprend qu'elle n'a jamais mangé de bouzy. L'étudiant est aussi surpris que moi. L'immense Russie est composée de nombreuses régions, dont certaines resteront inconnues pour nombres de russes.


Après le rituel de l'installation, je me glisse sous les draps et débute Les transsibériennes, de Jacques Lanzmann, dont une voyageuse rencontrée à Amiens m'a conseillé la lecture il y a maintenant plus d'un an.


Le premier matin, je ne me réveillerai qu'après le soleil, souvent signe d'une bonne nuit de sommeil. Je ne traîne pas au lit et décide de commencer ma journée par le meilleur moment, celui du petit-déjeuner.

Je reprends ensuite la lecture de mon livre, et ne suis interrompue que par la provodnitsa nous distribuant des repas gratuits, pour excuser la compagnie du retard, je suppose.


Je n'aime pas les siestes. Ce sont pour moi des temps où le sommeil nous vole des moments de vie. Mais mon mal de tête ne me laisse pas le choix et m'impose déjà de me rallonger. Je retrouve les aventures de Phileas Fogg et de Passepartout, pour un court instant seulement puisque je sombre rapidement dans le sommeil. J'y fais des rêves dont le souvenir à mon réveil m'amuse. Dans un premier, mon amie Colette emprunte le Transsibérien également, et dans un second, je communique aisément avec ma voisine de train, cette jeune grand-mère. J'aime le trouble dans lequel me laissent des rêves qui ne sont différents des hallucinations que par mon état endormi. Lorsque l'imagination utilise ce qu'elle a juste sous les yeux pour créer un rêve. Je suis très souvent sujette à cela lorsque j'ai mal à la tête. Je trouvais à ce sujet les mots de Sylvain Tesson, dans l'Axe du loup, très justes quant à ce que je ressens : "À l'aube, je suis victime du tour que me joue mon inconscient (à moi qui me targue de ne pas en avoir !). Par cinq fois, je me lève et me prépare à partir jusqu'au moment où je m'aperçois en sursaut que ce n'était qu'un rêve cinq fois recommencé. Je suis en réalité si assommé de fatigue que mon psychisme invente ce stratagème pour calmer ma volonté qui, elle, hurle de s'en aller, de s'arracher au confort du bivouac."


Je me réveille en sursaut lorsque le couple d'étudiants nous dit au revoir, juste avant de quitter le train, puis je me rendors aussitôt. C'est la chaleur qui me réveille ensuite, elle est difficilement supportable avec ce mal de tête. Je profite d'un arrêt un peu plus long pour descendre quelques instants. Une fois le nuage des fumeurs passé, l'air frais me fait du bien. Les idées sont un peu plus claires, et je décide que c'est maintenant l'heure du goûter ! Ce moment de douceur savouré, je reprends mon livre pour quelques pages. Je ne tarderai pas à me rendormir, habituée à être assommée par ce mal de tête. Ma nuit s'enchaîne tout naturellement à ces bien trop nombreuses siestes, avant même que le soleil ne se couche lui-même.


Lorsque j'ouvre les yeux le lendemain, il est 11h passées. C'est à croire que le mal de tête consomme du sommeil pour deux. J'aperçois ma voisine qui se refait une beauté. Face à son petit miroir, elle soigne son maquillage autant que sa coiffure. Elle a commencé à ranger quelques affaires, je me souviens qu'elle descend aujourd'hui avec son petit-fils.

Moi, je ne me sens pas bien. Au mal de crâne s'est ajouté un mal de ventre, accompagné de nausées. Je me lève en vitesse avec l'envie de vomir. Les toilettes sont occupées, je choisis la poubelle en face. Lorsque les toilettes se libèrent, je me rafraichis un peu et retourne vite me glisser dans mes draps. Je n'en sortirai pas de la journée, oscillant entre somnolence et vrai sommeil.


La grand-mère et le petit-fils quittent à leur tour le train, il n'y a plus grand monde autour. J'entends cette famille à côté qui écoute de la musique et joue aux cartes. Je me dis que j'irai les voir dès que je me sentirai mieux. Pour l'instant je n'ai même pas la force de lire mon livre, alors ce sont les voix de lecteurs anonymes qui me content l'épopée de Phileas Fogg.


De nouvelles personnes montent à bord, et s'installent autour de moi.

Je me redresse pour jeter un coup d’œil sur le quai : Obluchye. -33°C. 21h30. Selon la feuille de route, on devait y être à 20h. Cela signifie-t-il que l'on n'aurait plus qu'1h30 de retard ? Je n'ai pas la force de me renseigner pour l'instant, mais cela m'intrigue.

Le sommeil tardera un peu à arriver, après ces nombreuses heures à dormir, mais il viendra et clôturera cette journée à peine vécue.


Lorsque je me réveille au troisième jour de ce voyage en train, le soleil m'a une fois de plus devancée. Il est 8h. Ou 9h. Mon téléphone ne sait plus tellement où il en est de ces changements de fuseaux horaires.

Je me lève pour m'offrir un petit brin de toilette, rudimentaire mais appréciable.

Puis, après plus de 24h de jeûne, je sens que j'ai un peu faim et je me fais une joie de retrouver l'appétit devant mon petit-déjeuner.

Dehors, la gare de Sibirtsevo. Nous n'aurions plus que 12 minutes de retard. Je suis surprise, mais je me dis que c'est possible. J'attends de voir.


Je continue de me faire bercer par Jules Verne, tout en contemplant les paysages, les yeux au plus près de la vitre. Ce que je n'ai pu que trop peu faire depuis le début de ce trajet.

Je profite d'un arrêt pour descendre et prendre un peu l'air. Le froid est bien moins saisissant que lors de ma dernière sortie, mais toujours plus rafraichissant que la chaleur du wagon.

À midi, je tente une soupe en sachet, avec du pain noir et du fromage ayant déja un peu fondu à la température ambiante. Ce devait être mon repas du soir, je n'ai décidément rien respecté !


Ma voisine regarde une série sur son téléphone mais ses écouteurs sont mal branchés. Elle les a sur les oreilles, mais on entend tout, et très fort. À ces dialogues russes se mêle la musique de la petite d'à coté. Si on ajoute la chaleur, cela fait que je commence à avoir hâte d'arriver !


Lors de mon dernier passage aux toilettes, je constate que le tapis anti-dérapant a été enlevé. Il en est de même pour le distributeur de savon liquide. Dans le wagon, les draps sont remballés, les matelas repliés. Ça sent la fin du trajet, le bout de la ligne.


C'est le bout du continent que je perçois, lorsqu'au loin j'aperçois l'eau. C'est le bout de l'Eurasie. Il y a presque 3 mois, Saint-Pétersbourg et la Mer Baltique. Aujourd'hui, à 14h32 et sans une minute de retard, Vladivostok et la Mer du Japon.